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Ce qu’il reste de notre solidarité

« Je trouve ça dur 20 décès en une journée. C’est énorme. Est-ce qu’on va avoir ça encore pendant quelques jours? C’est inacceptable. »

C’est ce que disait François Legault le 22 octobre 2020, quand les morts avaient encore de l’importance, il y a un an et demi, un siècle, une éternité et demie.

Quelques semaines plus tard, début 2021, on a eu des journées de 50, 60, 70 morts. On a tout fermé. Même chose cette année. Et on a tout rouvert.

Présentement, 24 Québécois meurent chaque jour de la covid. L’inacceptable est devenu habituel.

Pendant la fin de semaine, on va atteindre les 3000 morts depuis le début de l’année. Dans une ou deux semaines, vers le début mai, on aura dépassé le total pour 2021 au complet, de 3271 morts.

Il y a encore plus de 8000 cas actifs dans les milieux pour aînés, répartis entre 229 CHSLD et quelque 507 résidences pour aînés. C’est sans compter les hôpitaux, et tous les autres endroits où le virus peut atteindre les plus vulnérables d’entre nous, et ses effets indirects sur le système de santé et celles qui tentent d’empêcher qu’il ne s’écroule, depuis deux ans.

En clair, ce n’est pas terminé, surtout que les effets de la dose de rappel ne sont pas éternels, et qu’Omicron et les bâtards qu’il a enfantés peuvent nous réinfecter au bout de deux mois, parfois moins.

Quelle est notre part de responsabilité envers nos plus vulnérables et nos plus malades? Que reste-t-il de notre solidarité?

***

D’abord, ces plus vulnérables, ils sont combien? On dit que les immunosupprimés forment environ 3 % de la population, soit autour de 250 000 personnes. Mais ajoutez les 75 ans et plus et on avoisine le million.

On demande au huitième de la population du Québec de s’enfermer le temps que la covid passe?

Il y a quelques années, le Québec étant un endroit moderne et civilisé, on a décidé que pour pouvoir conduire une voiture entre décembre et mars, il fallait avoir installé des pneus d’hiver. La majorité l’aurait fait sans qu’on leur impose, mais on a décidé d’en faire une obligation. Pourquoi? Parce qu’une masse d’acier incontrôlée qui file à 100 ou même seulement 50 kilomètres-heure peut tuer. Quelques années plus tôt, on avait adopté le même raisonnement pour l’alcool.

On a jugé que le « droit » de faire étalage de son adresse en conduisant une voiture mal équipée pour l’hiver ou avec une bière entre les cuisses – ou les deux – ne surpassait pas celui de ne pas se faire passer sur le corps par un libertarien du volant.

Pourtant, ni la conduite en hiver, ni l’alcool au volant ne tuaient des milliers de Québécois chaque année. Ils ne remplissaient pas non plus les hôpitaux. On n’a pas obligé le port des pneus d’hiver pour « protéger le système de santé », mais pour empêcher des blessés et des morts parfaitement évitables.

À partir du même raisonnement, on a interdit la cigarette dans les lieux publics. Tu fumes chez vous si tu veux, ou même à l’extérieur. Mais en ce qui a trait aux lieux publics intérieurs, il n’existe pas de droit inviolable d’exposer les autres à des risques qu’ils ne peuvent pas « gérer », sauf en s’enfermant chez eux.

Dans tous ces cas, des comportements qui étaient considérés comme acceptables, voire normaux, ont fini par être considérés comme asociaux, en raison du tort réel qu’ils causaient. La plupart s’étaient déjà ralliés ou l’auraient sans doute fait à force de répéter, mais on a tout de même inscrit en termes légaux des conventions largement majoritaires, parce que les 10 ou 20 % de résistants qui retardent le groupe peuvent causer des dégâts considérables.

Les lois n’existent pas pour la majorité pleine de bonne foi et de bonne volonté, mais pour les têtus qui s’en fichent et causent des dommages aux autres, par ignorance, insouciance, ou pur égocentrisme.

La neige, l’alcool et le cancer du poumon ne sont pas contagieux. Tu nuis à un tiers, ça peut être fatal, mais ça s’arrête là. Dans le cas de la covid, la personne que tu contamines peut déclencher toute une chaîne de cas, d’hospitalisations et de morts, sans compter les perturbations que ça entraîne au passage à l’école, au travail, dans le monde réel, comme on le voit encore tous les jours.

C’est pour ça que je n’ai aucun problème à porter un masque le temps de passer à la caisse chez Dollarama, dans le métro, à l’hôpital, à l’école, partout où l’espace est trop restreint et l’aération déficiente – faudrait s’y mettre un jour! –, ni à ce que ça soit imposé. Plusieurs vont le faire sans y être obligés, mais les lois existent pour ceux qui sabotent les efforts des autres. Parfois, aussi, ça prend un signal un peu plus fort, un signal légal.

Pour combien de temps? Jusqu’à la fin de l’hiver. Comme pour les pneus.

Ça ne devrait pas être grand-chose dans une société solidaire et civilisée, où l’on pourrait malgré tout vivre à peu près normalement, mais il semble que ça soit encore trop pour certains d’entre nous. Le masque, ça les dérange, ils s’imaginent même que ça les empêche de respirer et que ça les empoisonne. Quant aux vaccins, ils n’ont pas confiance. Et, non, le masque ne nuit pas à l’apprentissage des enfants.

Les pouvoirs publics ne devraient pas ménager les croyances mal placées quand les incidences dans le réel sont mortelles.

Même quand il s’agit d’électeurs potentiels.

L’exemple vient d’en haut

Lors de la mise en place du premier couvre-feu, début 2021, la mairesse de Montréal, Valérie Plante, avait demandé que les itinérants en soient exemptés pour éviter de compliquer davantage la vie de ceux qui n’ont, justement, aucun endroit pour aller se couvrir. François Legault avait refusé, de peur que des Montréalais qui n’avaient rien de mieux à faire ne se fassent passer pour des itinérants…

Un homme est mort. Il a fallu un jugement de la Cour supérieure pour que le gouvernement se décide à reculer.

Le 22 janvier 2021, au plus fort de la seconde vague, pendant que le Québec ajoutait 60 morts par jour en moyenne – en moyenne! –, M. Legault a cru bon de se prendre en photo sur une planche à neige dans sa cour arrière et de mettre au défi des célébrités et sa vice-première ministre de faire de même. Hé, Mitsou, Véro, regardez, je fais du snowboard à Outremont! Ça vous tente de vous poser vous aussi?

Sans faire de procès d’intention, on ne peut pas dire que ça envoyait le signal d’une grande empathie envers les dizaines de ses concitoyens que la covid fauchait chaque jour, les dizaines d’autres qu’un respirateur maintenait en vie, les milliers qui étaient alités à l’hôpital ou en CHSLD.

Ni à toutes celles qui s’en occupaient, mettant leur propre santé à risque. Et qui ont dû se rendre devant un juge pour que le gouvernement daigne leur fournir l’équipement dont ils avaient besoin pour se protéger.

Début février de cette année, M. Legault rappelait aux Québécois que c’était à eux de « gérer leur risque ». Façon de dire à nos plus vulnérables de s’organiser avec leurs troubles, parce que pour les autres, la pandémie était terminée.

Depuis deux ans, j’ai reçu des centaines, peut-être des milliers de messages me disant essentiellement que c’est « juste des vieux » qui meurent et qu’ils seraient « morts quand même », et qu’on n’en a rien à cirer. Outre que c’est statistiquement faux, je ne m’attendais pas à ce que ça vienne du premier ministre, même d’une façon plus subtile.

Ce n’est pas que les morts. Il manque 11 000 travailleurs de la santé dans nos hôpitaux et CHSLD, juste à cause de la covid. La qualité des soins est affectée, selon ceux qui sont sur le plancher. Ce n’est pas difficile à concevoir, notre système de santé était déjà pas mal étiré avant les cinquième et sixième vagues.

Selon les plus récents chiffres du ministère de la Santé, nos hôpitaux ne fonctionnent toujours qu’à 87 % de leur capacité. Autrement dit, chaque jour qui passe, l’Everest de tests et de chirurgies en attente continue de s’élever. Les urgences sont redevenues aussi bondées qu’avant la pandémie, quand 1000 personnes en ressortaient chaque jour sans avoir pu voir un médecin. Et la bonne vieille grippe se pointe de nouveau le bout du nez.

Quelle est la réaction du directeur de la santé publique nationale, Luc Boileau, quand on lui fait remarquer que le système de santé tient avec de la broche et la bonne volonté de celles qui le portent à bout de bras? « On est capables ». Disons que sur le plancher des hôpitaux, dans le réel, où les patients et les soignants ne sont pas que des chiffres sur un écran, ça n’a pas nécessairement bien passé.

(On peut entendre le directeur de la santé publique, plein d’assurance à propos du travail que d’autres font dans les hôpitaux et que lui ne fera jamais, à 50:27, ici.)

***

Mais ceci n’est pas une chronique sur l’incompétence maintes fois démontrée de la direction de la santé publique, qui n’en finit plus de ne pas voir venir les vagues prévisibles et leurs conséquences, et qui tente ensuite de nous endormir en disant que tout était « prévu ». Ce n’est pas non plus une chronique sur la malgestion de la pandémie, qui n’est pas exclusive au Québec.

C’est une chronique sur notre confort et notre indifférence, jusqu’au plus haut niveau.

La plupart d’entre nous ne peuvent nommer aucun des bientôt 15 000 Québécois morts de la covid, et connaissent probablement très peu, sinon aucun des près de 50 000 qui ont dû être hospitalisés. En tout, ces malchanceux forment moins de 1 % de la population. La covid longue est à peine moins abstraite, pour ceux qui y croient, ou qui ont encore à subir ses effets.

Pour la majorité d’entre nous, la pandémie n’existe pas, à part pour nous emmerder et nous faire tousser quelques jours. Et quelque part entre le printemps et maintenant, on a peut-être perdu quelques réflexes de solidarité.

Il y a un peu de lumière. Selon un sondage Léger récent, 73 % des Québécois seraient prêts à porter le masque en tout temps ou occasionnellement, données confirmées par d’autres sondages au Canada et ailleurs dans le monde.

Comme quoi la majorité est à la fois plus silencieuse et plus raisonnable que ceux qui crient leur « liberté » d’imposer aux autres les risques de leurs propres comportements.

La réalité

Plutôt que d’espérer de deux semaines en deux semaines de se faire dire que les masques vont disparaître, il serait temps d’accepter la réalité : la pandémie n’est pas finie, le virus continue à évoluer, on ne sait pas pour combien de temps on en a, porter un masque n’est pas la fin du monde, et il serait temps de passer aux KN95. De garder nos vaccins à jour, aussi, tout le monde, pas juste les vieux.

(Oui, dans les deux cas, ça réduit les risques d’infection et de transmission. Sur des grands nombres, une réduction même modeste fait toute une différence, que vous y croyez ou non, et ça resterait vrai même si les politiciens du monde entier décrétaient que le virus était parti).

Et de s’occuper de la qualité de l’air. Parce que dehors, la covid, on ne l’attrape pas. Faites rentrer de l’air ou nettoyez-le. Simple de même. À ce stade-ci, avec des variants aussi contagieux et ceux qui s’en viennent, c’est probablement ce qui ferait la plus grande différence, pour cette vague, pour les suivantes et pour toutes les pandémies à venir.

Par contre, ça prendrait un peu de leadership politique, qui s’abaisserait un peu moins à nos instincts individuels et qui en appellerait un peu plus à nos devoirs collectifs.

En somme, il suffirait que le message de solidarité parte d’en haut.

S’il en reste encore.

-30-

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